puits

John Blofeld donne dans I ching (Book of changes) une interprétation intéressante de l’hexagramme 48, Le puits, appliquée à une crise politique entre la Chine et l’Inde.

Sa lecture de l’hexagramme retrace bien les grandes lignes de cette tension et deson dénouement.

Quelques mots sur John Blofeld

On connaît généralement John Blofeld pour ses nombreux écrits sur le taoïsme et le bouddhisme chinois. Mû tout au long de sa vie par une quête spirituelle impérieuse qu’il décrit dans son autobiographie (Wheel of Life). Il a vécu à plusieurs reprises en Chine et écumé de nombreux monastères en Asie où il reçut des enseignements du chan et du bouddhisme vajrayana. Ses ouvrages traitent d’ailleurs essentiellement de ces aspects.

Blofeld avait appris le chinois, fréquenté les lettrés et lu de nombreux classiques. Au début des années 60, depuis Bangkok où il vivra jusqu’à sa mort au milieu des années 70, il se lance donc dans une traduction personnelle du Yi jing. A l’époque, il existe peu de traductions en langue occidentale, Richard Wilhelm est bien entendu déjà disponible mais certaines tournures obscures heurtent le lecteur dans sa compréhension des textes. Cela donne à d’autres le désir de s’y essayer, John Blofeld sera de ceux-là.

L’introduction à l’ouvrage présente de nombreux points intéressants dont cette interprétation de l’hexagramme 48. C’est un bon exemple d’interprétation : tous les faits sont mentionnés, il explique comment il est arrivé à ses conclusions mais surtout le chemin qu’il emprunte pour cela est une formidable mélange d’intuition bien appliquée et de connaissances plus classiques. Une source d’inspiration.

De la crise à son dénouement de l'hexagramme 48 au 63

C’est à la fin de 1962, quand les hostilités entre l’Inde et la Chine ont démarré dans la région frontalière du Tibet, que je me suis vraiment intéressé au yi jing. Très vite, les journaux de Bangkok (où je vis) prédirent que les troupes chinoises continueraient d’avancer rapidement, plongeraient le long des plaines indiennes et occuperaient peut-être quelques grandes villes de l’Inde avant que ses amis ne viennent à son secours. Aucun des journaux que je lisais n’exprimait de vue divergente. Cela m’affectait profondément car j’avais été très heureux à la fois en Chine et en Inde et j’avais pour les deux peuples une profonde affection. Pour finir, poussé par un sincère désir de savoir, je consultai le Livre des changements.

La réponse que j’obtins était si contraire aux prédictions des autres, que je décidais de la consigner par écrit mot à mot. Je n’ai pas ce document avec moi à l’instant, mais pour autant que je me souvienne mon interprétation qui était étroitement fondée sur le texte du livre disait à peu près ceci, quoique cela ait été beaucoup plus long et détaillé.

Une armée sur la colline (les Chinois) regardait la plaine marécageuse en contrebas (l’Inde). Si ses leaders étaient sages, ils cesseraient leur attaque alors que tout leur était encore favorable, se retiendraient d’aller plus avant, reculeraient même peut-être à certains endroits. Une semaine ou quinze jours plus tard, c’est exactement ce qui s’est passé.

Mieux encore, le I Ching avait donné les raisons de ce conseil, à savoir que les lignes de communication étaient déjà trop longues pour fonctionner correctement, que l’adversaire (l’Inde) avait de bonnes chances de recevoir un soutien puissant de ses amis, qu’interrompre le mouvement sans nécessité apparente avait une plus grande valeur morale sur le long terme que des gains militaires tout frais, et d’autres choses encore que j’ai aujourd’hui oubliées. Je me souviens que toutes ont été présentées dans les articles des journaux pour expliquer le comportement inattendu des Chinois et je me souviens très bien de l’étonnement de mes amis quand je leur montrais ce que j’avais écrit avant la presse.

On pourrait bien sûr prétendre qu’une bonne partie de la précision de ma réponse était due à mon interprétation particulière des mots exacts qui accompagnaient les deux hexagrammes et les deux lignes mutantes mais comme je ne m’attendais pas du tout à ce que les Chinois s’arrêtent ni réfléchi à ce qui pouvait les y amener, je vois mal comment j’aurais pu être victime d’autosuggestion.

 Ce qui suit est la reconstitution de mémoire de la manière dont je suis parvenu à ces résultats. En réponse à ma question, j’avais obtenu l’hexagramme 48 avec deux lignes mutantes en première et deuxième position, puis l’hexagramme 63 (qu’on obtient quand ces lignes « mutent » en leur contraire).

L‘hexagramme 48 signifie un puits. Ma connaissance de la région frontalière indo-tibétaine, où les puissants Himalayas tombent dans une pente brutale dans la plaine complètement plate de l’Inde du nord, me conduisit rapidement à associer l’Inde au puits et à imaginer les Chinois la regardant depuis le surplomb. L’un des deux trigrammes qui composent l’hexagramme a notamment le sens de terne ou doux, alors que l’autre signifie eau. Associant l’eau, contenue dans le puits, au peuple indien, il me parut évident que terne ou doux s’appliquait à leur politique affichée de non-violence et de neutralité.

Le sens de ces deux trigrammes me convainquit donc que le puits représentait l’Inde (ou tout le pays, à l’exception de la frontière himalayenne). Le texte qui accompagnait l’hexagramme contenait trois idées qui me semblaient approrpiées à la situation. Le fait que le puits n’augmente ni ne diminue suggérait que l’Inde ne perdrait pas de territoire au sud de la frontière montagneuse, le fait que la corde était trop courte indiquait que les Chinois ne pourraient pas étendre davantage leurs lignes de communication en toute sécurité, sans risquer de briser la cruche c’est-à-dire de subir un sérieux revers ou une défaite.

Ensuite, j’étudiai les textes et les commentaires des deux lignes mutantes (lignes 1 et 2) de cet hexagramme. Le commentaire du premier trait faisait penser qu’une autre avancée chinoise ne réussirait pas et que l’heure était venue pour un commandant sage d’abandonner, ie. de s’arrêter et peut-être de se retirer un peu. Le commentaire de la deuxième ligne mutante évoque l’idée qu’outre la raison tactique déjà avancée, il y avait également à cela une raison stratégique ou politique : l’impossibilité pour la Chine d’obtenir une réaction favorable d’autres pays qu’ils soient neutres, hostiles ou amis.

Le texte principal et le commentaire de l’hexagramme 63 renforçaient mes conclusions. Succès dans les petites choses suggérait que les Chinois ne perdraient pas l’avantage acquis dans l’Himalaya. La récompense promise en cas de persévérance dans la conduite vertueuse semblait énigmatique, jusqu’à ce que je me souvienne que les Chinois n’avaient jamais reconnu la ligne Mac Mahon. Ils pouvaient donc protester, et étaient certainement convaincus de leur bon droit, de la légitimité de leur demande sur certaines régions frontalières à laquelle des gouvernements chinois antérieurs avaient déjà prétendu. En revanche, il ne pouvait rien y avoir de légal dans le fait d’envahir les plaines indiennes (c’est-à-dire de descendre dans le puits).

La dernière phrase du commentaire principal de cet hexagramme dit : « Il y aura au début du succès mais tout s’achèvera dans le désordre car le chemin s’épuise. » Souvent, les trois derniers mots sont interprétés comme le fait que la bénédiction du ciel est ou sera retirée. En d’autres termes, que les Chinois avancent dans les plaines sans aucune justification morale reviendrait à flirter avec le désastre. En un mot, l’ensemble de la réponse me conduisit donc à penser que les Chinois remporteraient certains territoires locaux mais qu’il existait des raisons tactiques, stratégiques et morales pour lesquelles aucune avancée supplémentaire ne pourrait être faite en toute impunité.

John Blofeld in I ching (The Book of Change), p27-29, traduction Nathalie Mourier

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