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2015 : Développer la Ressource Indirecte

Lors de notre conférence dédiée à la nouvelle année, nous avons analysé la date du 4 février 2015 à 4h58 locale qui est la date de changement d’année dans le calendrier chinois.

4 piliers pour la nouvelle année 2015 à Paris

Nous avons vu ensemble que la seule attitude possible pour apporter un équilibrage à ces 4 piliers, et donc traverser au mieux cette nouvelle année, c’était de développer sur le plan individuel et collectif la ressource indirecte et de se méfier d’un élément structurant cette année, à savoir la ressource directe.

Les Ressources, directes ou indirectes, caractérisent ce qui nous constitue, principalement sur le plan du savoir, car c’est à partir de ce savoir, ce référentiel, que nous posons nos actes. Les ressources directes correspondent à ce qui est communément admis dans notre culture, les ressources indirectes ce qui ne l’est pas et que nous devons aller chercher ailleurs ou d’une façon non conventionnelle par rapport à la culture qui nous a forgé.

La difficulté, et les 4 piliers de cette année insistent sur cet aspect, c’est que la culture qui est la nôtre est tellement enfouie en nous, qu’elle agit comme un prisme sur notre compréhension de ce qui vient des autres cultures. Il y a tellement de pré-supposés que nous ne voyons même plus que l’apport des autres cultures sera déformé au point de ne pouvoir participer à notre progrès.

Il nous faut donc nous tourner vers ceux qui ont réfléchi à ce problème de cultures pour trouver un moyen de développer chez nous de nouvelles compréhensions du monde et trouver une posture plus juste.

Dépasser le cadre de notre culture avec Philippe Descola

Philippe Descola a été nommé à la chaire d’Anthropologie de la nature au Collège de France en 2001.

Dans sa Leçon Inaugurale, il définit le cadre qui sera le sien, à la suite de ses illustres prédécesseurs, Claude Lévi-Strauss et Françoise Héritier :

L’anthropologie de la nature est une sorte de contradiction puisque, depuis plusieurs siècles en Occident, la nature se caractérise par l’absence de l’homme, et l’homme par ce qu’il a su surmonter de naturel en lui. Cette antinomie manifeste une impasse de la pensée moderne en même temps qu’elle suggère une voie pour y échapper.

L’Occident pense que humains et non-humains sont dans deux domaines ontologiques séparés, alors que pour tous les autres systèmes d’objectivation du monde, il n’y a pas de distinction formelle entre nature et culture.
Claude Lévi-Strauss lui même nous exhortait à "avoir le sentiment constant que des hommes avaient été heureux sur cette Terre en vivant avec d'autres formes d'institutions", autrement dit que le présent n'était pas inéluctable. Encore faut-il avoir les moyens de penser autrement.

La culture

La culture, c’est ce qui va sans dire. Pas explicite, pas inculquée, mais constituée d’automatismes qui durent et se transmettent dans le temps. C’est ainsi que l’Occident procède d’une forme inversée de cannibalisme : la dissolution du point de vue d’autrui sur lui-même dans le point de vue de soi sur soi. »

Donc pour nous qui souhaitons développer notre ressource indirecte, il y a une double difficulté : notre propre culture – notre ressource directe – défigure les autres visions du monde dont nous avons besoin, mais qui plus est, elle les détruit jour après jour, principalement parce qu’une uniformisation des goûts et des préférences est nécessaire pour pousser les avantages de la production de masse

4 manières de construire un lien entre soi et autrui

Philippe Descola nous propose 4 manières de construire un lien entre soi et autrui, lequel pouvant être non-humain, à partir de simples critères sur la façon de concevoir l’intériorité et l’apparence.

Par intériorité, il faut certes entendre la gamme des propriétés ordinairement associées à l’esprit, à l’âme ou à la conscience — intentionnalité, subjectivité, réflexivité, affects, aptitude à signifier ou à rêver —, mais aussi les principes immatériels supposés causer l’animation, tels le souffle ou l’énergie vitale, en même temps que des notions plus abstraites comme l’idée que je partage avec autrui une même essence, un même principe d’action ou une même origine.

Par contraste, la physicalité [l'apparence] concerne la forme extérieure, la substance, les processus physiologiques, perceptifs et sensori-moteurs, voire le tempérament ou la façon d’agir dans le monde en tant qu’ils manifesteraient l’influence exercée sur les conduites ou les habitus par des humeurs corporelles, des régimes alimentaires, des traits anatomiques ou un mode de reproduction particuliers.

4 Ontologies selon Philippe Descola

Animisme

Animisme : vient de anima, âme. « Chacun, en modifiant la position d’observation que son apparence originelle impose, s’attache à coïncider avec la perspective sous laquelle il pense que l’autre s’envisage lui-même : l’humain ne voit plus l’animal comme il le voit d’ordinaire, mais tel que celui ci se voit lui-même, en humain, et l’humain est perçu comme il ne se voit pas d’habitude, mais tel qu’il souhaite être vu, en animal. » C’est une métamorphose. Typique des Amazoniens ou des Indiens du Grand Nord.

Totémisme

Totémisme : entendu en ce sens est caractéristique de l’Australie aborigène, bien que le mot vienne d’une population d’indiens d’Amérique. « Dans nombre de tribus, en effet, le totem principal d’un groupe — une espèce naturelle, un objet, un élément du relief, une substance ou une partie du corps humain — et tous les êtres, humains et non humains, qui lui sont affiliés sont réputés partager des propriétés physiologiques, physiques et psychologiques en vertu d’une origine commune et localisée dans l’espace. Ces propriétés ne sont pas nécessairement dérivées de celles de l’entité éponyme, d’autant que, pour ce qui est des animaux en tout cas, le terme désignant le totem n’est pas à proprement parler un nom d’espèce, mais bien plutôt le nom d’une propriété abstraite présente autant dans cette espèce que dans tous les êtres relevant du groupe totémique. On est donc fondé à penser que la collection hétéroclite des humains et des non-humains formant un groupe totémique se distingue en bloc d’autres ensembles similaires par plus et autre chose que de simples affiliations sociales, matrimoniales ou cultuelles, à savoir par le fait de posséder en commun certaines caractéristiques morales et matérielles — de substance, d’humeurs, de tempérament, d’apparence. »

Analogisme

Analogisme : « le monde est fait de tas de choses très différentes. La ressemblance est le moyen de le rendre intelligible. L’analogisme repose sur l’idée que les propriétés, les mouvements ou les modifications de structure de certaines entités du monde exercent une influence à distance sur la destinée des hommes ou sont elles-mêmes influencées par le comportement de ces derniers.
Un individu étant fait d’une multiplicité d’éléments en équilibre instable, le nomadisme de chacun d’entre eux devient plus aisé, ce qui explique pourquoi des phénomènes comme la transmigration des âmes, la réincarnation, la métempsycose et surtout la possession signalent sans équivoque les ontologies analogiques, par contraste avec l’animisme et le totémisme où ils sont absents. Pour ce qui est arts traditionnels chinois, les 10000 choses sont faites de xing et de qi, sur la base des 5 éléments. Il n’y a pas d’opposition entre l’esprit et la matière mais distinction entre les proportions des éléments. La position dans l’espace comme un moyen additionnel de particulariser chaque existant semble être commun à la plupart des systèmes analogiques tels que les Chinois ou les Aztèques, mais également les Européens jusqu’à la Renaissance ». Par position dans l’espace, il faut aussi entendre les endroits où certains doivent être ou ne pas être, les ordres et les castes étant un autre élément nécessaire au classement, comme on le voit encore en Inde.

Naturalisme

Naturalisme : « postule une continuité de l’apparence des entités du monde (lois de la nature) et une discontinuité de leurs intériorités (seuls les humains ont une âme, un esprit, une culture).
Les humains sont distribués au sein de collectifs différenciés par leur langues et leurs moeurs — les cultures — excluant les non-humains — la nature.
Deux idées dominent : d’abord que ce qui différencie les humains des non-humains, c’est l’intériorité — qu’on nomme celle-ci conscience réflexive, subjectivité ou faculté langagière — de même que les groupes humains se distinguent les uns des autres par leur manière particulière de faire usage de ces aptitudes, ce que l’on appelait autrefois l’esprit d’un peuple ; ensuite, l’idée complémentaire, très anciennement présente mais dont Darwin fournira la théorie, que la composante physique de notre humanité nous situe dans un continuum matériel au sein duquel nous n’apparaissons pas comme des singularités beaucoup plus significatives que n’importe quel autre être organisé. »

Hybridation ou grands chocs culturels ?

A partir de ces 4 grands types d’ontologie, on peut comprendre les différences de cosmologies, de modèle du lien social, d’identité et d’altérité des différentes cultures.

Au Japon par exemple, on est face à un mélange très original, une composition entre un fonds animiste, manifeste dans le shintoïsme populaire des campagnes, un fonds analogiste avec la tradition du bouddhisme importée de Chine et de Corée, et un fonds naturaliste depuis la révolution Meiji et l’appropriation des sciences et des techniques européens.

On peut toutefois se demander si ces composantes sont réellement compatibles et si l’une d’entre elle n’est pas à même de fagociter les autres. On peut voir aujourd’hui deux pôles émergents qui sont capables de recomposer le monde : « notre univers de production de masse qui unifie les goûts et dans certaines régions la généralisation d’idéologies politiques qui viennent du monde analogiste et qui aspirent à recréer des totalités organiques dans lesquelles les individus disparaissent, mais avec eux aussi les droits qui leur étaient attachés et auxquels nous ne pouvons pas renoncer. »

En quête de la ressource indirecte

 Les travaux de Philippe Descola nous permettent de mieux mesurer l’enjeu y a à se situer dans sa culture, sa ressource directe, tout en respectant les autres traditions. Ils nous montrent également qu’il ne suffit pas d’avoir accès aux concepts, aux idées des autres traditions pour pouvoir se targuer de les avoir assimilées. Pour leurs cultures, comme pour la nôtre, il y a beaucoup de présupposés qui ne sont pas énoncés. Il n’y a pas de compréhension réelle sans une forme d’immersion, on ne peut pas simplement rester sur une approche intellectuelle et forcément biaisée de ce qu’est l’univers de l’autre.

Face à un tel challenge, chacun fera bien sur ce qu’il peut pour incarner la ressource indirecte en gardant présent à l’esprit la nécessité d’une expérience authentique. Mieux vaut un petit pas dans la bonne direction, que de développer le fallacieux sentiment de la maîtrise à longues enjambées.

Cet objectif ne peut bien évidemment pas être atteint à l’issue de la seule année 2015, pas plus que la « reliance » dont nous avions parlé adossés à Edgar Morin l’an passé. Mais démarrer et s’investir dans ce sujet doit être un axe central pour cette année, le début d’un long chemin qui doit pousser en vue d’un changement dans les attitudes et une nouvelle compréhension du respect

Chèvre de Bois

Vous trouverez entre autres sur le site du Collège de France les cours de Philippe Descola intitulés Figures des relations entre humains et non-humains donnés entre 2000 et 2004.

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